Les entreprises peuvent avoir recours, parmi leurs prestataires, à une kyrielle de travailleurs supposés indépendants, qui, loin de considérer leur relation en une relation de salariat, en révèlent pourtant tous les éléments constitutifs.
Ainsi, c’est ici un livreur de vélo œuvrant pour une plateforme de mise en relation (Cass. Soc. 28.11.2018, n° 17-20.079), là un chauffeur VTC se rendant disponible pour une plateforme Uber (Cass. Soc. 04.03.2020, n° 19-13.316), là encore un sous-traitant intervenant pour le compte habituel d’un donneur d’ordre : autant d’illustrations de salariats éventuels occultés.
En réalité, malgré l’évolution constante de nos sociétés contemporaines et leur capacité à inventer de nouvelles formes d’organisation de travail, la présomption de non-salariat posée par l’article L8221-6* du Code du Travail pour une personne physique immatriculée au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers, ou au registre des agents commerciaux ou bien encore au registre des entreprises de transports routiers de personnes, n’exclut pas la requalification de la relation de travail en salariat.
En cela, les juridictions prud’homales suivent une vision assez dichotomique du statut social du travailleur indépendant : soit ce travailleur est réellement indépendant et échappe aux règles applicables en matière de droit du travail, soit il ne l’est pas et doit, dans ce cas, être considéré comme un salarié de l’entreprise avec toutes les conséquences qui y sont attachées en terme de paiement des cotisations sociales, rupture du contrat de travail dans les règles prescrites par le Code du Travail, et versement des indemnités.
Dès lors, les juridictions – tout en délaissant la notion de dépendance économique caractérisée par une relation financière significative avec le donneur d’ordre – s’attèlent à analyser l’existence éventuelle d’une dépendance juridique.
Ainsi, toute relation de travail entre une entreprise donneur d’ordre et l’un de ses prestataires peut voir sa relation requalifiée en salariat sur la seule constatation d’une telle dépendance juridique.
Que recouvre cette notion de dépendance juridique ?
Essentiellement trois critères cumulatifs :
– des ordres/directives/instructions qui sont données à l’entrepreneur par le donneur d’ordre ou l’un de ses préposés,
– le contrôle de l’exécution de son travail,
– la faculté de sanctionner d’éventuels manquements.
En pratique, les Juges s’emploieront à analyser le suivi et le contrôle du temps de travail : l’entrepreneur est-il soumis à une géolocalisation ? Effectue-t-il une déclaration de ses horaires de travail ?
Les Juges examineront les moyens et outils de travail dont dispose l’entrepreneur : utilise-t-il ses propres moyens ou ceux de l’entreprise ? Apporte-t-il son matériel ? Ses outils ? Son véhicule ? Son carburant ?
Les Juges apprécieront encore la faculté dont dispose l’entrepreneur pour refuser les missions qui lui sont proposées ou au contraire, l’invitation à rendre des comptes.
Ils évalueront les instructions qui sont données au travailleur ou à l’inverse l’autonomie dont il dispose.
Ces mêmes Juges n’étant pas liés par la qualification juridique que l’entreprise aurait conférée au contrat commercial la liant à son prestataire, seront particulièrement sensibles au fait que le travailleur supposé indépendant doive déclarer ses horaires de travail ou ne dispose pas de son propre matériel (qui lui est par ailleurs fourni par le donneur d’ordre) pour requalifier la relation commerciale en une relation de travail de type salariée.
Ce lien de subordination se retrouve précisément chez les chauffeurs « Uber » lesquels se voient interdire pendant une course de prendre d’autres passagers en dehors du système Uber et dont les tarifs sont contractuellement fixés au moyen des algorithmes de la plateforme.
Le chauffeur Uber qui reçoit des directives comportementales de la plateforme et dont l’activité est contrôlée et sanctionnée au bout de trois refus de sollicitation, est considéré, aux yeux des juridictions prud’homales comme salarié et non travailleur indépendant (CA Paris 10.01.2019, n° 18-08.357).
Ainsi en va-t-il de même des livreurs de vélo (Cass. Soc.28.11.2018, n° 17-20.079) et plus globalement de tout travailleur indépendant (autoentrepreneur, entrepreneur individuel, artisan…) dont l’organisation de travail serait similaire à celle évoquée plus haut.
L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit entre autres d’exclure la soumission des sommes allouées au travailleur indépendant des cotisations sociales, et d’exonérer l’entreprise des règles résultant du Code du Travail tant en ce qui concerne l’exécution du contrat que sa rupture avec toutes les indemnités qui en résultent.
Mais l’enjeu est également celui de caractériser ou non un délit de travail dissimulé, lequel peut se définir par la dissimulation d’emploi salarié conformément aux dispositions de l’article L 8221-5 **du Code du Travail.
Il ne s’agit donc pas seulement d’exclure une demande émanant du seul travailleur supposé indépendant, mais également de repousser les enjeux d’un contrôle par l’un des agents inspecteur du travail de la DIRECCTE -devenue depuis le 1er avril dernier DREETS – ainsi que toute constatation fort opportunément communiquée aux services de police et de gendarmerie.
Pour mémoire, l’infraction de travail dissimulé conduit le donneur d’ordre à une indemnité forfaitaire minimale équivalant à six mois de salaires bruts, outre le paiement des cotisations sociales lesquelles se prescrivent sur trois ans, et les éventuelles demandes que pourrait formuler le travailleur devenu dépendant sous l’effet d’une décision judiciaire au regard des règles protectrices du Code du Travail.
Décidément, nos entreprises qui ont plus que jamais besoin de se réinventer se souviendront que prudence demeure mère de sûreté et veilleront à se construire des outils juridiques leur permettant de se prémunir de toute demande de requalification de leurs relations commerciales en contrats de travail…
* Article L 8221-6 du Code du Travail : « I.- Sont présumés ne pas être liés avec le donneur d’ordre par un contrat de travail dans l’exécution de l’activité donnant lieu à immatriculation ou inscription :
1° Les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers, au registre des agents commerciaux ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales pour le recouvrement des cotisations d’allocations familiales ;
2° Les personnes physiques inscrites au registre des entreprises de transport routier de personnes, qui exercent une activité de transport scolaire prévu par l’article L. 214-18 du code de l’éducation ou de transport à la demande conformé- ment à l’article 29 de la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs ;
3° Les dirigeants des personnes morales immatriculées au registre du commerce et des sociétés et leurs salariés ;
II.- L’existence d’un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes mentionnées au I fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci.
Dans ce cas, la dissimulation d’emploi salarié est établie si le donneur d’ordre s’est soustrait intentionnellement par ce moyen à l’accomplissement des obligations incombant à l’employeur mentionnées à l’article L. 8221-5.
Le donneur d’ordre qui a fait l’objet d’une condamnation pénale pour travail dissimulé en application du présent II est tenu au paiement des cotisations et contributions sociales à la charge des employeurs, calculées sur les sommes versées aux personnes mentionnées au I au titre de la période pour laquelle la dissimulation d’emploi salarié a été établie ».
** Article L 8221-5 du Code du Travail :
« Est réputé travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié le fait pour tout employeur :
1° Soit de se soustraire intentionnellement à l’accomplissement de la formalité prévue à l’article L. 1221-10, relatif à la déclaration préalable à l’embauche ;
2° Soit de se soustraire intentionnellement à la délivrance d’un bulletin de paie ou d’un document équivalent défini par voie réglementaire, ou de mentionner sur le bulletin de paie ou le document équivalent un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli, si cette mention ne résulte pas d’une convention ou d’un accord collectif d’aménagement du temps de travail conclu en application du titre II du livre Ier de la troisième partie ;
3° Soit de se soustraire intentionnellement aux déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales assises sur ceux-ci auprès des organismes de recouvrement des contributions et cotisations sociales ou de l’administration fiscale en vertu des dispositions légales ».